Trouver sa voix

Écrire un texte de fiction, c'est travailler le contexte, l'intrigue, les personnages, le rythme...
Mais c'est aussi, et avant tout, choisir la voix de narration. Quel temps ? Quelle personne ? Chaque option possède ses forces et ses faiblesses, dont l'auteur jouera au mieux en fonction de ce qu'il souhaite raconter, mais aussi de ses goûts et de sa sensibilité. Il n'est pas rare d'hésiter avant de se lancer, voire de reprendre un projet déjà partiellement écrit en changeant la personne ou le temps.
Hé oui, encore une chose à laquelle il faut penser quand on écrit...
C'est l'heure d'une petite visite guidée et de mon grain de sel personnel.

Esprit bouillonnant de l'écrivain au travail (allégorie)

Rappel : les voix de narration
La Modification, de Michel Butor, est un très intéressant exercice de roman écrit à la deuxième personne : le personnage principal, c'est "vous". Un tour de force d'autant plus étonnant que ledit personnage n'est pas des plus attachants... Bref, une lecture à tenter.
Cependant, en général, on trouvera des romans et des nouvelles narrés à la première ou à la troisième personne.
  • Première personne : un personnage raconte l'histoire en disant "je". Plusieurs "je" peuvent se succéder au sein d'un même roman, afin de laisser parler plusieurs protagonistes (procédé vu dans La Horde du Contrevent d'Alain Damasio, Rêves de Gloire de Roland C. Wagner, mais aussi dans New Victoria de Lia Habel).
  • Troisième personne : il n'y a pas de "je", que des "elle" et des "il". Le narrateur n'existe pas dans l'histoire. Il peut être un simple observateur extérieur (focalisation externe, rare), un espion mental sachant ce qui se passe dans toutes les têtes (narrateur omniscient), ou une sorte de caméra embarquée ne connaissant que la vision et les pensées d'un personnage à la fois (focalisation interne).

Rappel : les temps de narration
Il existe probablement des nouvelles écrites au futur, mais n'en connaissant aucune, je partirai du principe qu'on peut écrire soit au passé, soit au présent. Dans le premier cas, il s'agira de passé simple pour l'immense majorité des textes, mais il existe des fictions écrites au passé composé (en général, plutôt des nouvelles, où l'expérimentation passe mieux que dans des romans).


Forces et limites des différentes combinaisons
  • Première personne + présent : on suit le protagoniste en même temps qu'il vit l'histoire, on a droit à ses pensées sur le vif, on vit véritablement l'action avec lui. Idéal pour des fictions où il se passe beaucoup de choses, avec action et sans temps morts. Inconvénient : le personnage n'a aucun recul sur ce qui lui arrive.
  • Première personne + passé : le protagoniste a vécu depuis l'action, et relate donc les faits avec un peu (voire beaucoup) de recul. Cela permet des mises en perspective du type "je croyais ça à l'époque" ou "je n'avais pas fait attention, mais en fait, c'était important". Inconvénient : le passé simple à la première personne du pluriel ("nous passâmes") est extrêmement littéraire et donc bizarre si le registre est plus familier par ailleurs.
  • Troisième personne + présent : on gagne en souplesse ce que l'on perd en proximité avec le personnage, et le narrateur peut se permettre un peu de distance et/ou d'ironie avec la situation. Cela facilite également la gestion des intrigues complexes, mais on ne peut pas anticiper l'avenir.
  • Troisième personne + passé : le choix littéraire par excellence, de loin le plus employé. Induira une certaine distance par rapport aux événements, qui ne se déroulent pas sous nos yeux mais sont relatés après coup. En revanche, tout est permis en termes de flash-back / flash-forward et autres jeux d'ironie narrative.

Et moi dans tout ça ?
J'ai utilisé à peu près toutes les options, première et troisième personne, passé et présent. Mes nouvelles, en particulier, m'ont permis d'explorer des trucs (dont l'écriture au passé composé, très sympa). Avec l'expérience, mes préférences se sont ainsi affinées : j'écris le plus souvent, soit au passé et à la troisième personne, soit au présent et à la première personne. Mais pas toujours. Dans un même texte, je peux aussi alterner passé et présent, ou première et troisième personne, à condition que le procédé serve à quelque chose (sinon c'est un effet gratuit, le style pour le style, bref, pas mon genre).

À la troisième personne, je manie à peu près exclusivement la focalisation interne. Même en tant que lectrice, j'ai énormément de mal avec les narrateurs omniscients.
Pourquoi ne pas directement écrire à la première personne, dans ce cas ?
Pour deux raisons : d'une part, j'aime bien garder le pas de côté qui permettra au narrateur de faire passer subtilement son jugement quand le personnage focus fait un truc un peu bête, et d'autre part, je n'aime pas changer de "je" en cours de route. Dès lors qu'il y a plusieurs protagonistes à suivre, j'écris donc à la troisième personne, et en général, je profite des sauts de chapitres pour changer de focus.
Ainsi, La dernière fée de Bourbon compte pas moins de huit personnages points de vue : Hyacinthe Rivière sur le premier chapitre, puis Lisha surtout, mais aussi Marie-Ève, Narcisse, Hélène, Martin, Jocelyn et Pierre-Matthieu. Pourquoi ? Parce qu'on ne pourrait pas résumer ce roman à l'histoire d'une seule personne. Il se passe des choses importantes hors de la vue de Lisha.
Ysa Zéro, mon futur roman de SF YA, base toute sa dynamique sur une alternance : un chapitre vu par Ysa, un chapitre vu par quelqu'un d'autre (qu'il s'agisse de sa colocataire Lidari, de son coéquipier Emilio, de son mentor Thora Sanchez ou d'un des multiples autres personnages), et on recommence. Troisième personne, focalisation interne, toujours.


Par goût personnel, je réserve la narration à la première personne aux cas où toute l'action est vue par un même personnage. On retrouvera donc cette voix plus souvent dans mes nouvelles que dans mes romans : hors "tiroir des innommables" (tous mes textes impubliables), sur fiction longue, je n'y ai recours que dans la série Ana l'Étoilée.
Le "je" n'a rien d'évident pour moi, bien qu'il ait la faveur d'un grand nombre de jeunes auteurs et même de lecteurs, qui trouvent plus facile de s'identifier au personnage principal avec ce pronom. Je crois que ce qui me bloque, c'est justement cette identification trop facile : on présume que si je dis "je", je parle de moi, Ophélie Bruneau. Ça n'a d'ailleurs pas loupé : on m'a déjà demandé si Ana, c'était moi.
Réponse : je ne suis pas plus Ana que je ne suis Lisha ou Axel, forcément un peu mais pas tout à fait non plus.
Voilà pourquoi je rechigne moins à écrire à la première personne quand le personnage ne peut pas être confondu avec moi dès le début : j'ai prêté mon "je" à un prince en fuite dans un monde fantasy, à un soldat allemand de la Seconde Guerre Mondiale, à un amant anonyme et nostalgique... Si c'est un homme, si le monde est lointain, on ne présume pas que je parle de moi. Bizarre, non ?

Une fois posée la première personne, pour Ana l'Étoilée, j'ai tout de suite choisi d'écrire au présent.
Pourquoi ? D'une part, parce que ça permet une immersion immédiate et dynamique, que j'ai pu apprécier dans des romans comme Les Pilleurs d'Âmes de Laurent Whale ou Métaphysique du Vampire de Jeanne-A Debats. D'autre part, parce que, dans le cas d'un texte au passé, j'ai besoin de me représenter le narrateur racontant son histoire : quand, pourquoi, comment, à qui ? C'est essentiel pour orienter le ton du récit. Or Ana, qui n'est pas du genre à raconter sa vie pendant des heures, ne se pliait pas à cet exercice mental. J'ai donc embarqué ma caméra directement dans sa tête, déroulant ses pensées au fil de l'intrigue, alors que, contrairement à moi, elle ne sait pas ce qui l'attend.

En résumé
Il y a les grands principes, et il y a les goûts des auteurs. Faites comme vous le sentez, vérifiez à l'usage si la dynamique de narration va bien avec celle de l'intrigue, et tout ira bien.

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