Gertrude et l'amende mystérieuse (histoire pour Mô)

Le livre de Maître Mô est reparu ce mois-ci dans une version augmentée, aux éditions Les Arènes. N'hésitez pas à vous le procurer car, non seulement c'est de l'humanité en barre qui prend aux tripes et fait pleurer, mais tout a été fait pour qu'un max de droits d'auteur aille à sa famille.

Mô vous en remercie, d'où il est.

De mon côté, j'ai partagé des coupettes en sa mémoire, notamment avec Éric Morain à qui j'ai dû faire sacrément pitié avec mes airs de bernique arrachée à son rocher, puis bu un café en compagnie de la juge Marie, à nous demander pourquoi nous ne nous étions pas rencontrées avant.

Et puis j'ai plongé dans mon NAS à la recherche de ce texte qui aurait dû être publié sur le blog de Mô en 2012, à titre d'histoire légère dénuée des horreurs qui noircissaient les autres billets, une sorte de conte de Noël pour un lectorat amateur d'anecdotes judiciaires. C'est si loin déjà, c'est presque risible de se dire qu'il ne manquait presque rien pour le terminer, ce texte, et que ça n'a pas été fait parce que la vraie vie passait devant.
Mais contrairement à Histoire Noire, cette aventure-là, on en connaît la fin. Donc la voici, neuf ans plus tard, à jamais incomplète et cependant tout à fait lisible et compréhensible.
Conformément à ce qui se li(sai)t chez Maître Mô, des tas de détails ont été changés mais l'essentiel est vrai.
Quand je l'ai relue pour corriger une paire de fautes de frappe et rendre plus claires des tournures de phrase un brin nébuleuses, ce qui m'a frappée, c'est à quel point j'ai tiré mon style vers celui de Jean-Yves, dans le souci, j'imagine, d'intégrer sans couture visible ce billet parmi les autres.

Bref, place à :

Gertrude et l’amende mystérieuse


On est début novembre, un soir d’automne comme un autre : moche, venteux, humide. Après sa journée de travail dans la bonne ville de Pont-au-Plomb, Gertrude récupère ses enfants à l’étude et rentre chez elle. Crochet par la boîte aux lettres. Jusqu’ici, rien d’anormal.
Tiens, une enveloppe officielle…
La curiosité l’emporte sur le reste, la lessive à lancer, le repas du soir à préparer. Gertrude déchire le papier et découvre ce que lui veut l’administration : une amende de 33 euros pour un stationnement non payé, étonnante à plus d’un titre…
Elle date du 18 janvier dernier, concerne un véhicule étiqueté « autre », ça aide bien à se repérer, tiens, dont l’immatriculation ne lui dit rien, et surtout, l’infraction a eu lieu à Patelino-les-Deux-Quenelles, une ville où elle n’a pas mis les pieds, et encore moins les roues, depuis deux ou trois ans.

Gertrude n’est pas habituée aux problèmes : mariée, un emploi stable, deux enfants, elle n’a jamais eu le moindre souci avec la justice. Son papa et sa maman lui ont inculqué l’honnêteté, parfois à grands coups de pompe dans le train, et ça lui est resté. Bien sûr, il lui arrive d’oublier de payer un stationnement, mais elle paie alors l’amende dès qu’elle trouve le papillon sur son pare-brise. Elle est comme ça, Gertrude : elle n’aime pas les ennuis.
Cette fois, elle a beau retourner le problème dans sa tête, elle ne comprend pas ce qu’elle aurait fait à Patelino-les-Deux-Quenelles le 18 janvier dernier, au volant d’un véhicule inconnu, alors qu’elle se trouvait au bureau ce jour-là.
Pour ne rien arranger, le courrier comporte une faute à son adresse, une faute qu’elle-même n’aurait jamais commise…

Son premier réflexe consiste donc à croire à un faux, une sorte de phishing élaboré visant à encaisser des chèques de faux contrevenants effrayés. Voilà Gertrude sur Internet toute la soirée, à vérifier les données figurant sur l’avis d’amende.
L’adresse est valide, le numéro de téléphone aussi : il s’agit d’un commissariat de Bois-aux-Ânes, juste à côté de Patelino. Bref, tout a l’air on ne peut plus officiel.
S’agirait-il d’une usurpation d’identité, comme on en parle parfois dans les reportages à la télévision ? Quelqu’un a-t-il immatriculé frauduleusement une voiture à son nom ?
À ce stade, Gertrude a le choix entre céder à la panique et demander conseil à un avocat. Avocat ce sera, donc.

[ici aurait dû s'insérer un paragraphe rédigé par Maître Mô, expliquant comment il avait conseillé à Gertrude d'expliquer tout simplement qu'il y avait une erreur puisqu'elle n'avait pas pu se trouver sur les lieux au moment de l'infraction]

Pas forcément bête mais très disciplinée, Gertrude envoie en RAR un courrier dans lequel elle expose son innocence, avec pièces jointes numérotées : copies des certificats d’immatriculation des deux voitures familiales, capture d’écran du logiciel d’horaires variables prouvant sa présence sur son lieu de travail. Pont-au-Plomb, ce n’est pas précisément à côté de Patelino-les-Deux-Quenelles. Ainsi, espère-t-elle, l’officier abandonnera les poursuites.

Las, elle reçoit une dizaine de jours plus tard un nouveau courrier l’informant que sa requête est tombée à l’eau. En effet, si l’amende lui a été envoyée, lui dit-on, c’est parce qu’un loueur de voitures avait fourni son nom au tribunal de police…
Néanmoins, si elle persiste à contester, elle peut venir s’expliquer devant un juge au tribunal de Framboisy. Elle devra alors s’acquitter des frais de séance.

Ces frais, Gertrude est prête à les payer : elle sait bien qu’elle n’a pas loué de voiture au mois de janvier. Pour quoi faire ? Elle travaillait ! La seule explication possible à ses yeux, c’est qu’on a loué un véhicule en se faisant passer pour elle. Aujourd’hui, on la sollicite pour une amende à 33 euros, mais demain, pour quel délit ou crime commis au volant dudit véhicule viendra-t-on la chercher ?
Elle tape du poing sur la table de la salle à manger :
« Tant pis. Je suis innocente, j’irai au tribunal !
— On t’accuse d’avoir tué quelqu’un, Maman ? » lui répond une voix inquiète.
Le fils aîné de Gertrude a une fâcheuse tendance à attraper au vol les conversations d’adultes, à les comprendre de travers et à vouloir s’en mêler. Il faut le rassurer fissa. Heureusement, à son âge, quelques mots suffisent.

Le lendemain, branle-bas de combat au téléphone :
« Vous êtes sûre de ne pas avoir loué de voiture ? lui demande l’avocat.
— Mais oui ! Je m’en souviendrais, quand même…
— Dans ce cas, essayez de comprendre comment on a pu se procurer votre identité. Est-ce que vous avez perdu vos papiers ? »
Un souvenir remonte, déjà vieux de dix-huit mois : l’an dernier, au mois de juin, Gertrude est allée au restaurant à Paris, avec des amis. En repartant, elle a fait tomber carte d’identité et permis de conduire à l’entrée de la station de métro, et ne s’en est rendu compte que le lendemain matin, quand un jeune homme lui a téléphoné pour lui dire qu’il les avait trouvés. A-t-il fait des photocopies à cette occasion ?
« Oh non ! Et moi qui n’ai même pas gardé ses coordonnées…
— Ne vous emballez pas ! répond l’avocat à Gertrude dont le cœur tambourine jusque dans le téléphone. Le plus urgent consiste à informer le tribunal de police que vous maintenez votre contestation. Puisque ça se passe au tribunal de Framboisy, je vais contacter une consœur, Maître Fantômette. Vous la connaissez, je suppose ? »
Gertrude hoche la tête sans se rendre compte que l’avocat ne risque pas de voir grand-chose.
Le soir, elle rentre chez elle l’esprit un peu plus léger à l’idée qu’elle sera soutenue par non pas un, mais deux célèbres avocats blogueurs.

Elle met quelques jours à tourner sa lettre et à la rédiger soigneusement. Elle est comme ça, Gertrude : elle aime faire les choses bien.
Une semaine après son entretien téléphonique avec l’avocat, elle passe donc à la Poste, envoie sa LRAR et repart au bureau, satisfaite. En début d’après-midi, son mari lui téléphone. Comme il suit l’affaire depuis le début et s’inquiète un peu pour elle, l’air de rien, elle lui dit que ça y est, qu’elle s’est occupée du courrier, qu’elle ira au tribunal.
« J’y pense, fait-il soudain remarquer, est-ce que cette fameuse voiture ne serait pas celle que tu as payée à ta tante Agatha ? »
Tante Agatha, c’est tout un poème : retraitée, elle voyage beaucoup, le plus souvent sans prévenir, et quand elle prévient, il vaut mieux ne pas s’y fier parce qu’elle change tout le temps les dates de ses vols. Et effectivement, il y a eu ce jour où elle a téléphoné à sa nièce, toute embêtée, parce que sa carte bancaire ne passait pas pour louer sa voiture. Gertrude s’était déplacée jusqu’à l’aéroport pour la dépanner.
« Non, s’entend-elle répondre à son mari, c’était à Noël, ça… »
Mais elle n’en est déjà plus si sûre. Avec les excentricités de tante Agatha, elle a très bien pu s’emmêler dans les dates.
En plus, maintenant qu’elle y pense, la facétieuse tatie est remariée à un monsieur qui possède un pied-à-terre… à Patelino-les-Deux-Quenelles.

Un coup de fil plus tard, l’enquête est bouclée : tante Agatha a eu son problème de location de voiture, non pas à Noël comme Gertrude croyait s’en souvenir, mais le 15 janvier. Et au matin du 18, elle se trouvait bien à Patelino.
« Ma pauvre chérie, lui dit-elle au téléphone, je suis désolée de te causer tant de tracas ! Tu penses bien que si j’avais trouvé un papillon, j’aurais réglé l’amende, mais je te jure que je n’ai rien eu ! »
Facile à dire, près d’un an après les faits… On peut néanmoins supposer que tante Agatha est sincère, à défaut de penser à mettre des sous dans l’horodateur.
Gertrude recontacte donc son avocat, à grand renfort de rires nerveux.
Sur ses conseils, elle s’empresse de renvoyer une LRAR qui annule et remplace la précédente, accompagnée du chèque pour régler les 33 euros. Fin d’une aventure aussi improbable qu’angoissante. C'est dingue de se faire aussi peur pour des histoires aussi bêtes.


Épilogue : trois jours plus tard.
« Gertrude, ma chérie ? C’est tante Agatha, je suis à l’aéroport, et tu vas rire : ma carte bancaire fait encore des siennes… »


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