Writever de septembre 2021

 Le Writever, ça se passe sur Twitter, ça descend d'une longue lignée de challenges du type Inktober, avec un thème par jour et beaucoup de liberté créative.

Personnellement, je le fais en improvisant (interdiction de poser un plan bien que la liste de thèmes mensuelle soit connue avec un peu d'avance) une nouvelle écrite à raison d'un tweet par jour.




En septembre 2021, le thème était les imaginaires du futur.

La machine vrombit plus aigu que d'habitude. Coup d'œil aux écrans de contrôle. On est plus proche que jamais de la résonance.
Des années que j'en rêve. Ce projet, j'ai commencé à le monter avec des camarades d'université, envolés depuis vers d'autres cieux. Que j'aimerais avoir devant moi le professeur Barros dont la tirade me reste en-travers de la gorge !
"Vos ondes n'existent pas, Kaba, ce sont des artefacts des appareils de mesure ! Cessez de fabuler et choisissez un sujet d'études réaliste."
Pourtant, c'est là.
Je tourne un antique potentiomètre pour affiner le réglage. Le numérique a beau faire des miracles, parfois un feeling concret reste indispensable. Je joue d'un millimètre, dans un sens, puis dans l'autre. Les ondes de la machine se superposent à celles du temps.
La résonance, enfin ! Les murs vibrent et moi avec. Je m'accroche à ma tablette pour ne rien perdre de l'expérience : les mesures ont beau s'enregistrer, rien ne vaut un film pris sur le vif pendant que la machine cherche un passage dans les interstices du temps. La prudence dicterait de rester hors de la pièce, mais depuis le temps que j'en rêve, je tiens à vivre moi-même les effets de l'expérience. Tout s'efface autour de moi sans que je ne sache sur où, ni sur quand, va s'ouvrir la fenêtre. Sur le néant, peut-être ?
Le vent se lève, chargé d'une odeur de pin brûlé. Je tends la main vers le mur du laboratoire et je passe à travers. La tablette filme, c'est bon.
Un pas plus loin, la ville est en ruines, les flammes à l'horizon. Vu la taille des arbres, on est loin dans le futur.
Je fouille les décombres en veillant à rester proche de mon point de départ. Tout peut servir, n'importe quel indice. Je veux retracer l'histoire manquante entre mon présent et ces vestiges déserts, sur lesquels poussent des taillis désormais menacés par un incendie.
Une balle de fusil. Une pointe de flèche. Une carte postale "Rome 1950". Un ticket de bus au logo inconnu. Et puis la plaque commémorative d'une fusillade, au pied de l'immeuble, datant de l'an dernier.
Il ne s'est rien passé de tel.
Suis-je vraiment dans mon futur ? Et si j'explore une autre réalité, puis-je en rapporter des objets dans la mienne ?
La carte postale en main, je recule jusqu'à l'emplacement de la machine. Maintenant, il faut la désynchroniser. C'est simple, juste un coup de potentiomètre...
Ma main passe à travers. Sueur froide.
Le labo clignote autour de moi comme un fantôme de vieille série télé, la tablette n'a pas plus de consistance que moi quand je veux la poser sur le bureau... Ai-je mis toute cette énergie dans un voyage sans retour qui ne prouvera rien à personne ?
Réfléchis, trouve une solution. Le flux n'a aucune raison d'être à sens unique, à moins que le second principe de la thermodynamique ne s'en mêle.
Le mieux est sans doute de trouver de l'aide. J'éteins la tablette et je me mets en marche, m'éloignant de l'incendie.
Les arbres dansent au vent entre des murs sans toit mangés de verdure. Si des gens vivent là, ils sont bien cachés.
La nuit tombe quand se profilent des immeubles encore debout. Une lampe éclaire un étage. Un espoir, enfin ? Je franchis la porte dégondée et je monte. Un seul appartement est ouvert, vide en apparence.
"Quelqu'un ?"
Pas de réponse.
J'entre dans la pièce du fond, où brille une lampe à énergie solaire. Il y a une chaise, un bureau, et surtout, une machine semblable à la mienne. Je dois filmer ça et... rentrer ?
La tablette tremble, l'image sera floue. Une étiquette de maintenance indique une date trente ans dans mon futur, suggérant que la machine est devenue courante. Vu le profil des ondes à l'écran, je peux me synchroniser sur plusieurs fréquences. Laquelle choisir ?
Le feu gagne cette partie de la ville, il ne faut pas traîner. J'effleure le potentiomètre : un monde en cendres, un ciel d'acier. Autre fréquence : chute assurée dans un gouffre végétal. Troisième : fonds marins.
Et si je mélange les trois ? Où atterrirai-je ?
L'interface, plus perfectionnée que la mienne, permet de mémoriser plusieurs réglages. J'envoie le tout et je superpose. Brouillard total. Tablette et carte postale en main, j'entre dans un univers qui change de formes et de couleurs, d'une milliseconde à l'autre. La réalité n'a pas l'air de vouloir se stabiliser. Je ne sais même plus sur quoi je marche, la sensation molle m'évoquant un coussin d'air, sans que je ne sache si c'est plausible ou juste un tour de mon imagination. Tout passe du gris au rouge au vert au noir... 
Et puis la pluie. Tiède.
Les plantes. Hautes.
Les traces d'une ancienne ville, à peine visibles sous la végétation. Ma ville, perdue dans les strates du temps.
Un chemin immaculé traverse cette campagne. C'est plus beau que tous les futurs que j'aurais osé imaginer.
S'il y a une structure, il y a des gens. J'avance sous la pluie douce, espérant bien les trouver.
Ma tenue est trempée quand j'aperçois au loin une structure artificielle, mais qui rappelle un arbre géant croisé avec un corail. L'absence de bruit urbain m'étonne. Cette tour si calme, est-ce un monument, une habitation ? De plus près, des lumières tamisées irisent la pluie. Je devine des silhouettes peut-être humaines quand les murs ondulent et crachent un boulet visqueux à mes pieds.
L'édifice est vivant, au moins en partie.
L'attaque douche mon enthousiasme. Au lieu d'attirer l'attention des habitants comme je le pensais, je me cache derrière un arbre. Sur la structure s'épanouissent des fleurs pourpres dont l'éclat suggère des composants artificiels. C'est fascinant, effrayant, aussi.
"Kéfatchi !"
Je sursaute. La personne derrière moi me tient en joue et elle n'est pas seule. Je lève les bras, fais un tour sur moi-même et constate que je me suis fait encercler.
"Kéfatchi !" insiste-t-on de tous côtés.
Je secoue la tête.
"Je ne comprends pas..."
Ma phrase fait froncer bien des sourcils et échanger des regards confus.
"Kédiola ? Kalanglontan u kamakrev ?"
En tout cas, c'est ce que je crois entendre. Les mots sonnent familier, mais leur sens m'échappe.
"Paki", me dit-on.
Le groupe s'est ouvert. On m'invite.
On m'amène dans la structure mêlée de bois, métal et matière vivante. Une femme regarde un objet dans la paume de sa main.
"De quand viens-tu ?" lit-elle.
Les autres pouffent, proposent d'autres prononciations. Leurs voix se chevauchent, plus rien n'est intelligible. Je crie par-dessus le brouhaha :
"Elle a bien prononcé !"
Mes hôtes se figent. Je ne dois pas leur montrer que l'intervention m'a coûté mes dernières forces. Malgré la fatigue, je leur dis de quelle ville et de quelle année je viens. Stupéfaction dans les rangs. À croire l'avalanche de questions, ma vie tient du mythe pour ces gens. Je n'ai pas juste changé d'époque, mais de réalité, semble-t-il. Et je ne sais pas comment rentrer pour l'annoncer.
"Nous connaissons les sauts, dit-on à l'aide du lexique. Chacun crée un monde."
"Mais alors... Je vous ai créés ?"
La femme devant moi sourit.
"Ou l'inverse. Tu veux rentrer ?"
Je secoue la tête, incrédule.
"Vous sauriez me renvoyer chez moi ?"
Tout le monde acquiesce. Moi qui me faisais une joie d'explorer le temps, je veux retrouver mon monde. L'inconnu, la fatigue, la pluie après le feu, c'était une belle aventure mais j'aimerais retrouver mon lit.
"Vous avez une machine ?"
Sourire.
"Mauvaise question. Demande-nous ce que nous n'avons pas."
Autour de nous, les parois vivantes de la tour frémissent. Je regarde autour de moi en me demandant s'il faut m'inquiéter.
"Et qu'est-ce que vous n'avez pas ?"
Un enfant consulte son lexique tout en fixant une carte translucide au mur.
"L'envie de garder quelqu'un d'un autre monde !"
On me pousse dans le dos. Pour me tuer ?
Un épais réseau de branches se déploie autour de moi, m'arrachant la tablette des mains.
"Digodigo !" rit quelqu'un.
La salle se floute, une rue apparaît, grise, odeur d'essence.

Le lendemain :
"Vos mondes n'existent pas, Kaba, cette carte postale ne prouve rien !"

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