Ces histoires que vous ne lirez pas : Dans l'ombre des Droits

 La plupart des écrivains en ont quelques-uns sous le coude, des textes qui ne sont pas voués à paraître. Il s'agit le plus souvent d’œuvres de jeunesse : des histoires inachevées ou bancales, utiles pour se forger une plume mais qui n'ont pas leur place sous le regard des lecteurs. Chez moi, cet ensemble de fichiers bien cachés a un petit surnom : "Le tiroir des innommables".
 
Aujourd'hui, on fait un petit tour Dans l'ombre des Droits.
L'édition 2008 du NaNoWriMo a été une expérience particulière : j'étais enceinte jusqu'aux yeux avec un terme en décembre. Donc d'un côté, j'étais en congé maternité avec du temps pour écrire, et de l'autre, j'avais intérêt à faire vite car l'accouchement pouvait survenir n'importe quand. En pratique, j'ai commencé à accoucher le 1er décembre. Toujours est-il que cette année-là, le défi m'a permis de commettre un roman d'anticipation dont l'héroïne était une mère de famille.
 
 
Rima et Erald, autour desquels tout va tourner

Le contexte : au milieu des années 2020 (c'était lointain, ça l'est beaucoup moins aujourd'hui), un groupe dénommé "les Droits" a voulu remettre de la morale dans une société qui favorisait beaucoup trop les libertés individuelles à leur goût. Et comme d'autres terroristes avant eux, ils se sont fait entendre en posant des bombes.
Face à ces gens, une unité spécifique d'agents antiterroristes s'est montée, aussi bien équipée que James Bond avec notamment des armes à verrouillage ADN. Aussi peu regardante sur l'éthique, également. Et les Droits ont été écrasés en 2029. La peine de mort avait été rétablie, ça tombe bien... Bref, officiellement, il n'en est resté aucun. Quant aux agents, on a effacé leur mémoire, modifié leur apparence et leur identité, pour mieux les réinsérer dans une société un peu crispée sur les dommages collatéraux qu'ils ont causés (et ce, bien que les gouvernements européens se soient pas mal durcis sur l'aspect sécuritaire).

Le roman lui-même se passe en 2039, dix ans plus tard, à Paris. Rima Joubel et Erald Morio sont deux fonctionnaires, anciens membres de l'unité antiterroriste. Ils sont parfaitement rangés (lui prépare son mariage, elle est déjà mariée et mère de deux garçons) et pas trop perturbés de n'avoir aucun souvenir de leur jeunesse. Mais ça, c'est jusqu'à ce qu'ils croisent l'élément fantastique du roman.
En effet, Magnolia Bolzer, qu'ils rencontrent lors d'un banal contrôle, n'a pas bâti sa carrière de showrunner en dépit de sa narcolepsie, mais bien grâce à elle : elle rêve dans la tête des autres, assistant à leur vie à leur insu. C'est souvent sans intérêt, d'autant qu'elle ne choisit pas qui elle hante (exception : elle peut, au prix d'un gros effort, retourner dans la peau d'une personne qu'elle a déjà visitée). Mais parfois, ça lui donne de supers idées.
Magnolia ne reconnaît pas le visage de Rima, mais elle sent qu'elle l'a déjà hantée, probablement sous son ancienne identité. Elle se dit que ça lui ouvre plein de pistes pour une future fiction. Donc elle retourne dans sa tête. Ce faisant, elle découvre qu'Erald est dans le même cas que Rima et décide de donner un coup de pouce au destin en enquêtant sur eux.

D'un côté, Rima, qui s'appelait Lisaline Delmas, réagit à l'intrusion en réactivant les tatouages codés qui lui permettaient d'utiliser ses armes. Un de ses collègues, engagé en politique au sein d'un parti interdit qui veut renverser la tendance ultrasécuritaire du gouvernement, s'en rend compte et tente de la rallier à sa lutte.

Killian s’éclaircit la gorge.

« Ça signifie que tu faisais partie des quelques agents habilités à utiliser des armes génétiquement activées, celles qui ont été interdites après la Terreur des Droits, et qui pouvaient être réglées soit pour viser une personne en fonction de son code génétique, soit pour tuer sans distinction tout être humain dans un rayon d’une dizaine de mètres. »

De l'autre, les fouineurs engagés par Magnolia découvrent qu'Erald, alias Yvon Elmoher, n'était pas un agent anti-terroriste, mais bel et bien un Droit dont l'exécution n'a pas eu lieu, parce qu'un petit malin de l'administration française s'est dit que c'était dommage de buter comme ça autant de gars potentiellement utiles alors qu'on pouvait leur vider la mémoire et les réutiliser. Mais ils ne remontent pas ce détail à leur commanditaire, se contentant de lui fournir le nom. Qu'elle fait suivre à l'intéressé dans un courrier anonyme.

Sous la douche, dans son lit, la même question revenait et tournait en boucle dans sa tête : s’était-il réellement appelé Yvon Elmoher ? Qui pouvait bien avoir eu accès à une telle information ? Et pourquoi s’était-on donné la peine de lui envoyer un tel élément, surtout sous la forme d’une question ?

Pourquoi, si ce n’était pour l’inciter à faire lui-même des recherches sur son passé ?

Erald, qui n'est pas informaticien, a la mauvaise idée de faire des recherches sur son ordinateur de bureau, ce qui lève des alertes. Une enquêtrice est chargée de son cas. Son couple bat de l'aile. Rima est aussi mise sous surveillance discrète. L'enjeu : les empêcher de renouer avec leur passé, et s'ils vont trop loin, les renvoyer en conditionnement.
Erald s'envole pour la Guadeloupe, visite sa tombe, rencontre sa mère et doit fuir la police. Rima, recherchée à son tour, accepte de collaborer avec les activistes en échange de leur aide. Elle rejoint son ami aux Antilles, escortée d'un grand costaud et armée d'un genetic gun. Après un bon gros coup d'éclat à l'aéroport de Pointe-à-Pitre, Erald et Rima quittent les eaux françaises.

« Pendant la Terreur des Droits, je faisais partie de l’équipe qui utilisait les armes génétiquement activées. C’est peut-être bien moi qui t’ai arrêté. En tout cas, j’ai certainement tué des camarades à toi, et sans doute un paquet d’innocents aussi.

— Alors on est deux à se dire qu’on a sûrement fait des trucs horribles. »

Épilogue : quelques mois plus tard, après un long périple, le mari et les fils de Rima la retrouvent au Nigeria où elle s'est réfugiée, prête à aider ses alliés. Quant à Magnolia Bolzer, elle est en préproduction sur sa nouvelle série, dont les héros sont d'anciens agents antiterroristes à la recherche de leur passé.

À peine douze ans après la rédaction de ce roman, c'est impressionnant de voir à quel point la réalité a fait mentir l'anticipation.
Déjà, les années 2010 ont imposé un nouveau modèle de terrorisme que l'on peut qualifier de "franchise terroriste low-cost". Les grosses structures avec leurs bombes ou leurs détournements d'avions appartiennent au passé. Les Droits, s'ils existaient, emploieraient vraisemblablement la méthode Daesh avec plein de petites cellules décentralisées et virtuellement insaisissables, possédant chacune peu de moyens (cf. les gars qui attaquent au couteau ou au marteau) mais constituant à elles toutes une nuisance considérable.
D'autre part, les changements climatiques que j'avais imaginés pour cette fin de décennie 2030 sont partis pour être dépassés d'ici peu. Je m'étais renseignée, pourtant, mais les prévisions de l'époque ont été atomisées dans l'intervalle.
Le plus triste est sans doute le grand écart entre les mesures écologiques dans le roman, où l'on essaie de sauver ce qu'il reste du climat à grands coups de régulation contraignante avec rationnement de l'empreinte carbone, et l'ultracapitalisme délétère qui fait rage dans le monde réel, avec juste un peu de greenwashing pour faire plus joli pendant qu'on court droit dans le mur. Même quand j'essaie de pousser à la dystopie, je reste trop optimiste, c'est désespérant.
Et puis il y a les menus détails techniques, comme les rues toujours éclairées aux lampes à vapeur de sodium alors que dans les faits, on est déjà massivement passé aux éclairages urbains à LED.

On passera sur 2020 que personne n'avait vu venir. On s'en fiche. Tous les romans d'anticipation écrits avant 2020 sont collectivement passés dans l'uchronie à l'instant même où le SARS-Cov2 a chopé ses clefs chimiques de pangolin.

Enfin bref.
Il y a plein de bonnes choses dans cette histoire, mais aussi tellement de points à reprendre, et elle est tellement mal écrite, que bon. Elle reste au tiroir jusqu'à nouvel ordre.

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