B comme... baiser

Je n'avais pas alimenté mon abécédaire du vendredi depuis bien longtemps. Actualité aidant, voici une nouvelle entrée, à la lettre B.

Je suis une petite chose bizarre, une plante en pot qui est tellement passée d'une jardinière à l'autre qu'elle détonne quelle que soit la plate-bande où on la met. Les autres savent bien, l'air de rien, que je ne suis pas comme eux. C'est à se demander pourquoi Flobloc, que je ne connais pas si bien que ça, m'a proposé d'aller en boîte avec sa bande de copains.
Ah oui, resituons : j'ai dix-huit ans, très entourée et protégée depuis toujours, donc bien plus naïve que je ne voudrais l'admettre. Autant dire que quand il a fallu monter à Paris pour quelques jours, ça a affolé les vrais adultes autour de moi. Je m'en suis pourtant bien sortie : j'ai localisé les lieux d'examens, réservé mes hébergements, et j'ai tout trouvé toute seule, sans me perdre dans cette capitale que je ne connais pas du tout. Ce soir, la sortie en boîte, c'est pour fêter la fin de tout ça, et lâcher du lest un bon coup avant de rentrer.
Des étoiles dans les yeux, moi qui ai été assez inconsciente pour débouler devant une station de radio et me faire offrir la visite guidée rien qu'avec mon sourire (on est bien avant l'état d'urgence), je n'imagine pas que dans trois ans, je serai parisienne pour quelque temps. Encore moins que j'habiterai à trois stations de métro de l'établissement devant lequel je retrouve les autres étudiants.
Bien sûr que non, je n'intéresse pas Flobloc : je ne suis qu'une petite chose bizarre, après tout. À mesure que la nuit se déroule, néanmoins, je m'aperçois bien qu'il me garde à l’œil, protecteur, un peu comme si j'étais sa petite sœur. Sans doute est-il plus conscient que moi des possibles dangers qui guettent une jeune fille de dix-huit ans, même petite et bizarre. C'est lui qui m'a invitée, il doit donc veiller à ma sécurité.
Mais alors, ce baiser, il est où ?
Là, juste devant moi, en plein milieu de la piste. Nous sommes dans la salle du sous-sol, celle qui passe du rock, et tout le monde s'agite avec énergie ; pourtant, il y a fort à parier que rien ni personne n'existe pour ce jeune couple dont les bouches s'accrochent, mains entrelacées, paupières closes. Je ne les regarde pas plus d'une poignée de secondes, parce que je sais me tenir et que dévisager les gens, c'est mal. En tout cas, j'imagine que je détourne vite la tête : le souvenir qui me restera, c'est celui d'un moment où le temps s'est arrêté. La patine des années effacera les visages, ne laissant que la force d'un baiser magique et lumineux.
On est à Paris, en juillet 1997.
Pour la première fois, la petite provinciale que je suis a vu s'embrasser deux hommes.

Certains se rendent fous de douleur à regarder d'autres hommes vivre librement leur homosexualité, n'osent pas choisir la vie qui leur conviendrait, et plongent au bout du compte dans une furie meurtrière.
Mais la colère ne vient pas du baiser. La colère est dans le cœur de celui qui regarde.
Dans le baiser, au contraire, il n'y a que de la vie, de l'énergie, de l'amour, et une volonté farouche d'être heureux.

Quant à Flobloc, ça ne me dérangerait pas de savoir ce qu'il est devenu.

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