Sur un air de Writever

C'est Ketty Steward (avec un D) qui a lancé le mouvement : pour les gens qui n'ont pas le temps, la motivation, autre, rayez la mention inutile, de se lancer en novembre dans un NaNoWriMo complet de 50000 mots, faire à la place un mini-défi d'écriture de type Inktober.
30 jours, 30 thèmes, 30 tweets.
Le plus dur reste de faire court, parce que chaque participation doit rentrer dans la limite des 280 caractères acceptés par Twitter.

La liste des thèmes proposés par Ketty Steward

Et voilà comment on se retrouve à improviser une histoire complète, avec, en ce qui me concerne, une contrainte supplémentaire : interdiction de planifier avant de me lancer. J'ai juste réfléchi un peu entre deux paragraphes pour savoir dans quelle direction aller.


Le résultat, le voici :

La brume se dissipe dans la cabane. Je lève un bras encore lourd pour protéger mes yeux de la lumière. Sur l'écran médical, ma température est redevenue normale. Je dois retourner travailler, personne ne remplira la mission à ma place. Mais en aurai-je la force ?
La couchette est moite. Ces jours de fièvre ont peuplé mon sommeil de rêves difformes, d'arbres noirs et de sons discordants. Je tente de me lever, l'énergie me manque. Encore cinq minutes.
Quand je rouvre les yeux, l'horloge a avancé de trois heures. Le plancher de la cabane, rugueux sous mes pieds, contraste avec l'acier poli du module alimentaire.
D'une pression sur un bouton, je commande un petit déjeuner. La machine me sert un bol de purée et une poignée de cubes protéinés, aussi équilibrés qu'insipides. Le ventre plein, je sors à la douche solaire. L'eau est récupérée pour alimenter le potager via un tuyau micro-perforé. Mille soins, mille optimisations. Malgré tout, les plants peinent à se développer. Les légumes frais au menu, ce n'est pas pour demain.
Et si les cultures ne démarraient jamais ? Et si j'échouais ?
Tandis que je m'habille avec une pointe d'angoisse, une caméra se déclenche côté rivière. Le balayage révèle une silhouette qui fuit.
Ça a l'air humain.
Ça ne devrait pas.
La terreur me fige devant l'écran.
L'alerte qui clignote m'empêche de prétendre que rien ne s'est passé. Je dois contrôler l'anomalie.
Sac à dos, chaussures de marche. Je descends à la rivière, taser au poing, au cas où l'intrus m'agresserait. À cet endroit, la forêt est dense, humide et sombre. Je tente de me raisonner : c'était sûrement un animal. Lequel ? Aucune idée. Mais une personne, ici, c'est impensable.
Un mouvement accroche mon œil sous le couvert des arbres. Je me lance à la poursuite de l'intrus, en vain. C'est comme s'il s'était évaporé.
La caméra n'a pourtant pas rêvé. Réfléchissons : si j'errais dans les environs, où me cacherais-je pour échapper aux regards et aux intempéries ?
La vieille ferme près de la châtaigneraie. C'est le bâtiment le plus proche et une partie du toit tient toujours.
J'avance sous le couvert avec une furieuse envie d'être ailleurs. L'autre est peut-être hostile. Dangereux. Et même s'il ne l'était pas, j'ai perdu l'habitude d'interagir avec les gens.
Alors que j'approche des ruines, un son lointain m'alerte. On dirait de la musique. Les paroles s'immiscent dans ma tête malgré moi. Les couplets m'avaient échappé, trop rapides, mais le refrain s'entête : "toujours le soleil".
C'est bien le problème. Trop de soleil, pas assez de pluie.
Mais cela ne me dit pas qui joue le morceau dans la bâtisse.
La ferme apparaît, envahie d'arbustes. Tout est calme, à part la musique.
J'avance avec précaution, risque un regard à travers une fenêtre. Dans la pièce au plafond effondré, un feu brûle sous une casserole sans doute remplie à la rivière. Mais où est l'intrus ?
Passant sous le chambranle d'une porte disparue, j'approche du foyer sur le carrelage couvert de feuilles mortes. On dirait des épinards dans la casserole. Soit il y a d'autres potagers que le mien, soit on m'a volé le peu de légumes que j'arrive à faire pousser.
Un choc métallique me fait sursauter. Mon cœur s'emballe, je me plaque au mur pendant que l'écho s'estompe. Derniers accords de la chanson. Silence.
Je glisse en crabe jusqu'à la pièce adjacente. Un couteau gît au sol, près d'une table bancale. Il est encore tiède.
C'était un salon, ici. Il reste une paire de fauteuils usés, des livres jaunis et le cadavre éventré d'une vieille horloge. Sur une chaise repose un tas de vêtements bien pliés, et sur le dossier... Est-ce une veste de costume ? Je n'en ai jamais vu en vrai. Dans la poche de la veste, une carte de tarot représente la Lune.
Je n'avais pas remis les pieds dans la vieille ferme depuis mon arrivée ici, la trouvant sans intérêt. Les traces de cet inconnu lui donnent un nouvel éclairage. J'en oublierais presque ma peur. C'est comme si un masque était tombé, révélant les couleurs sous la grisaille. J'avance en découvrant une frise estompée, un rideau fleuri...
Une ombre file aux confins de mon regard. L'intrus ! Je bondis à sa suite, trébuche. Ma tête heurte le carrelage. Onde de choc. La douleur me cloue au sol. Des éclairs zèbrent ma vision, mon sac me tord le dos. Dois-je courir après quelqu'un qui est déjà loin, ou rentrer me brancher au module médical ? Je me contorsionne pour atteindre la trousse à pharmacie. Un cachet, un bandage. Survivre.
Et moi qui croyais vivre une aventure, à garder le secteur en solitaire ! Depuis quelques heures, j'ai peur, j'ai mal, je m'inquiète, et en même temps, j'ai cette curiosité... Comme si j'entendais un oiseau chanter sans le voir et que je le cherchais des yeux.
J'aimerais explorer la ferme à la recherche d'autres trésors, mais ma tête est trop amochée. Je dois rentrer m'examiner.
La lumière du jour m'agresse les yeux. Je coupe à travers bois pour écourter l'épreuve. C'est l'heure des loups, mais ils n'attaquent pas, normalement.
Et si l'hypoglycémie s'ajoutait au choc ? Ça expliquerait le vertige. Je prends un gâteau de survie dans mon sac.
Le goût est bizarre, comme s'il avait tourné. Je vérifie l'horodatage : rien à signaler. Mais je n'avale qu'une bouchée avant de jeter le reste par terre.
Les ronces accrochent mes vêtements et j'ai de moins en moins la force de me dégager. La zone n'a pas été défrichée depuis des lustres. C'est ma faute, mais une seule personne ne suffit pas à garder une telle surface. Si seulement nous avions plus de volontaires !
La cabane, enfin.
Je commande un chocolat chaud sur la console et me place sur le pad d'inspection médicale. La boisson est insipide. J'espérais pourtant mieux. Pourquoi ? La nourriture synthétique n'a jamais eu de goût, je devrais le savoir, depuis le temps.
Pas de trauma crânien d'après le module, mais certaines constantes pas nettes. Anesthésie conseillée pour examen complémentaire. J'aurais préféré garder mon manteau mais j'obéis.
Froid dans les veines. Rêves de potager. Je m'éveille avec un goût de fer dans la bouche. Tout en me rhabillant, je lis mon bilan de santé : incompréhensible. Certaines mesures sont incohérentes avec celles d'avant l'anesthésie.
Je me retourne. Choc au cœur. Quelqu'un dort dans le lit ! J'approche en me retenant à grand-peine de crier. On dirait... Moi... Les bras, la corpulence, tout paraît identique. Je me pince ; ouille, je ne rêve pas. Dois-je réveiller ce double pour en avoir le cœur net ?
"Ne touche à rien !"
Un autre moi est sur le seuil de la cabane, en tenue de travail orange. D'où sortent ces clones ?
"Dehors !"
J'obéis. Mon double m'éloigne à travers champs.
"Le système risque de bugger. Au mieux, il lance le dernier avatar à notre poursuite.
— Et au pire ?"
L'autre s'arrête, pointe le bras vers une rangée de tumulus.
"Il en a chassé d'autres. Pourquoi pas nous ?"
Je m'étrangle.
"Des corps ?
— Le système devait remplacer les gardiens morts, mais il s'est mis à créer un clone à chaque bobo. Ensuite, il efface l'erreur.
— Le clone ?
— Non, le malade. J'y ai échappé de peu."
Mon double retrousse ses manches. Ses bras sont brûlés. Si je n'avais pas quitté la cabane, me serais-je fait tuer ? Le souffle me manque.
"Viens vivre à la vieille ferme, propose l'autre. Nous serons à l'abri."
Je secoue la tête.
"Combien serons-nous d'ici à l'hiver ? Il faut réduire en poussière ce système vérolé."
Mimique impuissante.
"Mais... Le système assure notre subsistance jusqu'à ce que nous trouvions l'autonomie.
— Il est buggé ! Il faut l'arrêter.
— Et survivre ?
— On se débrouillera."
Je file à l'atelier prendre une masse. Tout doit sombrer, et moi avec, s'il le faut.
L'ordinateur ne voit rien venir. Je frappe encore et encore, la rage comme un poison dans mes veines.
Dans le silence terrible, le dernier clone s'éveille.
"Qui êtes-vous ?
— Je suis toi."
Il n'y a jamais eu que moi. Et les gardiens des autres zones qui m'attendent.

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